Comment j’ai été chassé de Russie à l’époque de la démocratie et de la «glasnost»

Voilà six mois que je suis « excommunié » de l’Orchestre d’Etat de Russie. Quand le ministre de la Culture, monsieur Mikhaïl Efimovitch Chvydkoï, signa l’ordre de mon licenciement, il réalisa parfaitement que cet ordre ne me privait pas seulement de mon travail avec l’Orchestre, mais, en fait, il m’empêchait purement et simplement d’exercer mon métier de chef d’orchestre en Russie. Peu de temps avant, au cours d’une discussion privée, Mikhaïl Efimovitch m’avait dit : « Ne vous étonnez pas si tous les orchestres de Moscou refusent de se produire avec vous. C’est que, voyez-vous, les musiciens d’orchestre ont une conception de la solidarité assez particulière… ».

Je suis profondément persuadé qu’avant de signer l’ordre de mon licenciement (je ne connais toujours pas le contenu de ce document !), M. Chvydkoï s’était sûrement entretenu avec quelqu’un de haut placé qui lui a donné « le feu vert ». Connaissant son extrême prudence, je suis sûr qu’il n’aurait jamais osé prendre tout seul une telle décision. Sans aucun doute, il a dû s’assurer d’une impunité totale avant d’agir.

J’ai donné quarante-cinq années de ma vie à l’Orchestre d’Etat d’URSS. Je voudrais rappeler que cet orchestre a été créé le 5 octobre 1936 sur décision du gouvernement soviétique. A cette occasion, on avait écrit, dans la Pravda en particulier, que l’Orchestre d’Etat d’Union soviétique devait s’imposer comme la référence en promouvant dignement le meilleur du patrimoine musical classique et contemporain et, avant tout, les créations des compositeurs soviétiques. Grâce aux efforts de Gaouk, Rakhline et Ivanova, les trois chefs d’orchestre principaux aujourd’hui disparus, l’orchestre s’est rapidement hissé à la première place dans le pays. Quand j’ai été moi-même nommé, j’ai reçu en héritage un orchestre qui était un véritable « Stradivarius ». Et pourtant, déjà un peu « abîmé » par endroits… Mais un Stradivarius quand même ! Grâce à un travail quotidien et titanesque d’assimilation du répertoire – un répertoire gigantesque, réellement immense –, grâce aussi à la recherche de l’équilibre sonore idéal, en quelques années je suis parvenu à élever cette formation au rang des meilleurs orchestres du monde. C’est un avis partagé par les critiques de tous les pays où l’orchestre s’est présenté. L’orchestre s’est maintenu à ce niveau pendant toutes ces longues années et nos efforts colossaux ont été récompensés par les ovations des mélomanes russes et étrangers. Je ne veux décidément pas chercher à deviner les vraies raisons de mon licenciement. Je pense qu’elles nous mèneraient très loin. Plus loin même que certains peuvent le supposer… Pourtant, les réactions à mon licenciement ont été unanimes. Celle qui s’est le mieux exprimée sur le sujet, c’est la grande mezzo Irina Arkhipova : « Mais c’est un crime contre l’Etat ! », s’est-elle écriée. La presse, qui souffrait jusque-là de « discordances » puisqu’elle était largement désinformée sur la situation au sein de l’orchestre, se montra cette fois unanime dans sa critique ouverte de la décision de Chvydkoï. A tout ce qui a été dit, je voudrais moi-même ajouter que Chvydkoï a brillamment profité de l’occasion pour régler ses comptes personnels avec moi, car dans sa famille, il y avait deux musiciens de mon orchestre qui, à n’en pas douter, ne m’appréciaient guère …

Pour mettre un point final, je voudrais remercier de tout coeur ceux qui ont travaillé avec moi à l’élaboration de l’« Anthologie de la musique symphonique russe », à l’enregistrement intégral des oeuvres symphoniques de notre grand compositeur, Nikolaï Miaskovski, et des symphonies de Gustav Mahler, gravées pour la première fois par des musiciens russes, et puis aussi pour beaucoup, beaucoup d’autres choses. Nous avons tout de même effectué près de deux mille enregistrements !!! Cela devrait mériter de figurer dans le fameux Livre Guinness des Records. Et les concerts ! Leur nombre est inimaginable, et partout dans le monde : il y en a eu tellement toutes ces années ! Pour moi, la dernière page de ce beau livre est maintenant tournée. Que d’autres reprennent le flambeau maintenant ! C’est une tâche assez difficile : il ne me reste plus qu’à formuler des voeux pour l’ère nouvelle de ce célèbre orchestre.

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Je travaille beaucoup, comme d’habitude. Un détail intéressant : l’ordre de mon licenciement (raison invoquée : ma soi-disant fainéantise) était signé au moment même où « les manches retroussées » je travaillais dans la Grande Salle du Conservatoire, préparant la première audition russe de Christus, le génial oratorio de Liszt.

J’étais satisfait de la saison précédente (ce qui m’arrive rarement). D’abord, mon rêve le plus fou avait été réalisé : en décembre 1999, La Pskovitaine de Rimski-Korsakov avait été produite au Bolchoï, selon les meilleures traditions du théâtre et en ligne droite de Gaouk et Golovanov. Le public en avait très chaleureusement accueilli la première et la mise en scène avait reçu un accueil très favorable. Cela m’a coûté six mois de labeur acharné. Mais c’est normal, j’ai toujours travaillé comme ça, je ne sais pas faire autrement. Pour la première fois dans ma vie, j’ai aussi eu l’occasion de diriger au Bolchoï l’immortelle Dame de Pique de Tchaïkovski. Nous avons encore joué Les Cloches de Rachmaninov en Suède – une première là-bas. Et enfin, Christus de Liszt.