12 décembre 2018

A Moscou, suite du carnet de voyage par Bertrand Renard

Cher amis, nous avons le plaisir de partager avec vous les impressions de Bertrand Renard qui s’est rendu à Moscou pour le Festival « Univers – Svetlanov! » les 10 et 11 novembre 2018.

« Voici donc ma deuxième journée au festival « Univers Svetlanov », en hommage au grand chef russe qui aurait eu cette année 90 ans. Cela se passait à Moscou, au conservatoire Tchaïkovsky, le lieu musical le plus prestigieux de la capitale russe.

Kniazev dans l’extase douloureuse

Où je retrouve un Alexandre Kniazev métamorphosé dans la « Petite » salle (Maly). C’est la « Sonate » de Rachmaninov, où le violoncelliste est accompagné de Korobeinikov. Kniazev joue sans partition. Il ressemble à un héros dostoïevskien derrière ses mèches bouclées. Capable de violence et de douceur, enfermé dans une sorte d’extase douloureuse, avec un visage qui est un paysage d’émotions. Et Korobeinikov réussit à être au diapason de son partenaire tout en gardant le contrôle de son piano, dans une partie… écrite par un pianiste, et quel!

Même si Rachmaninov, dans ses œuvres de musique de chambre, se laisse un peu dépasser par son lyrisme…

Alexander Kniazev & Andrei Korobeinikov

 

 

 

Une belle musique de chambre avec des vents

Je m’inquiète d’un concert tout entier consacré à Svetlanov, après l’écoute du « Poème » (et tout à l’heure « L’aube sur les champs » pour orchestre sonnera de nouveau comme une musique de film un peu impersonnelle, heureusement brève) Mais voilà: c’est souvent dans la musique de chambre, moins exposée, que les compositeurs se livrent. Dans la petite salle Rachmaninov (toujours aussi belle, toujours aussi bleue, mais à travers les fenêtres on voit des immeubles en mauvais état), un choix varié: un très jolie « Quintette à vents » (flûte, clarinette, cor, hautbois, basson), parfois influencé par Ravel (« Ma Mère l’Oye »). Des trouvailles de rythme (dans un des mouvements la clarinette et le basson frappent des pieds), une belle réminiscence de mélodies populaires. Il paraît pourtant que Svetlanov n’aimait pas les vents…

Leonid Gourevitch, pianiste prometteur

Les « Sonatines pour alto et piano » bénéficient du jeu plein de goût d’Elina Pak. J’y remarque surtout un tout jeune pianiste, Leonid Gourevitch, qui fait preuve d’engagement et de présence. Il revient jouer « Trois préludes » avec un sens du rêve, une intelligence du jeu dans une sorte de ragtime à la russe (c’est une forme de danse nommée « Trepak ») Il me rappelle un peu notre Adam Laloum, qu’il ne connaît pas -je lui parlerai un peu plus tard.
Il me confirmera alors (il n’a que 20 ans, il est encore en cycle d’études) que l’intensité de l’enseignement n’a guère changé depuis l’ère soviétique. On comprend à l’entendre que ledit enseignement pèse sur une jeunesse qui est plus ouverte sur le monde qu’on le croit chez nous, mais on comprend du même coup l’excellence du monde musical russe et l’immense qualité de toutes les nouvelles pousses qui continuent de surgir des conservatoires, et pas seulement celui de Moscou.
Il n’empêche que Gourevitch songe à aller voir comment cela se passe de notre côté. Et « notre côté » (tant pis pour nous) ce sont les Etats-Unis.

Elina Pak & Leonid Gurevitch

Repin couvert de bouquets

Vadim Repin joue le « Concerto numéro 2 » de Prokofiev. Son solo de violon s’élance comme une fugue de Bach. Il porte une chemise blanche à col fermé sous une veste noire à la russe (sans col). Il y a dans ce concerto plus secret que le premier (le Prokofiev qui s’apprête à revenir en U.R.S.S. même si le concerto sera créé… à Madrid, par le Français Robert Soetens qui en avait fait la commande) quelque chose de dansant, d’un peu fragile (avec une cantilène triste en deuxième mouvement) et de tendre que Repine rend très bien. C’est une œuvre qu’il aime, il est plein de finesse et de virtuosité dans le final, malgré quelques notes un peu râpeuses. Et il sera si couvert de fleurs que son violon disparaîtra sous les roses.

Vadim Repin

Une rose rouge pour chaque soliste

C’est la production, ou la direction du théâtre elle-même, qui offre une rose rouge à chaque soliste. Jolie coutume, qu’il faudrait importer, et qui n’interdit pas que les spectateurs apportent à leur tour aux interprètes qu’ils aiment un petit bouquet. Ils viennent ensuite, ils participent à cette cérémonie des fleurs, et jamais comme ces pauvres personnes qu’on voit, en France, traverser la salle pour offrir, toute seules, leur offrande fleurie devant une salle indifférente et un musicien parfois gêné. Roses rouges, homme ou femme. Ekaterina Morozova était ravie, Boris Berezovsky ne savait quoi en faire.

Pour qui sonne le glas…

Morozova, c’était la soliste, belle et talentueuse, des « Cloches » de Rachmaninov. Voix profonde et puissante, comme la jolie voix « blanche » du jeune ténor Bogdan Volkov (presque un contre-ténor), comme la voix de basse très égale de Pavel Migunov.  Voix très sollicitées, toujours magnifiques, du choeur Yourlov, dans cette oeuvre « énorme » avec un orchestre très chargé (trop) qui ruisselle d’effets lyriques où les cloches (si russes) accompagnent (c’est d’après un poème d’Edgar Poe) la vie des hommes, de la naissance au glas. Au moins Rachmaninov prouve-t-il qu’il est aussi, lui le pianiste virtuose, un sacré homme d’orchestre. « Les cloches » furent créées en triomphe au début de 1914. Quelques mois après, seul sonnerait le glas.

Un concerto « Tsar »

L’orchestre de Svetlanov triomphe, dirigé par un autre lauréat du concours Svetlanov, Roberto Trevino. Cela ressemble à un concert de gala, un concert de clôture. Il y en aura un autre. Où Boris Berezovsky joue le « Concerto n° 1 » de Tchaïkovsky. Avec goût, comme du Beethoven, une sorte de concerto « l’Empereur » bis. Un concerto « Tsar » si l’on veut.
Sauf que Berezovsky, qui dirige lui-même l’orchestre (drôle d’idée!) a adopté une position bizarre. La queue du piano est devant nous, de lui on ne voit que le crâne… Et parfois il s’absente, sacrifie une cadence à sa virtuosité; et puis revient, avec de la tenue, et pas une once de sentimentalité.
Il revient aussi (une dernière fois) dans le grand « Trio numéro 2 » de Rachmaninov. Que Rachmaninov écrit à la mémoire de Tchaïkovsky comme Tchaîkovsky avait écrit le sien (voir ma première chronique du 15 novembre) pour Nikolaï Rubinstein. Berezovsky- Kniazev (au violoncelle, brûlant))-Makhtin (au violon, pudique et sensible). Ce trio, ces musiciens, c’est l’âme russe, que le public écoute comme si on lui parlait à l’oreille.

Boris Berezovsky & Evgeny Svetlanov State Symphony Orchestra of Russia

Puccini et Svetlanov dans l’éternité

Tout le monde s’en va. Je fais le tour des corridors qui encadrent la grande salle, désormais vide. Tiens, un grand portrait de l’abbé Liszt (oublié dans les peintures en médaillon). Et des statues: de grands interprètes (à part Chostakovitch), Guillels, Richter, Rostropovitch, Svetlanov aussi. Le violoniste Kogan et des pianistes peu connus chez nous, qui sont des légendes là-bas, Guinzbourg, Oborine, Flière.
Dans un petit coin, on ne sait ce qu’il vient faire, un buste de Puccini. C’est un hasard mais c’est avec la « Madame Butterfly » de Puccini que Svetlanov fit ses adieux au monde de la musique. L’un et l’autre respirant désormais, quand toutes les lumières se sont éteintes et que la nuit est venue, le même air d’éternité. »

Bernard Renard

 

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