« Le retour au Bolchoï » par George W. Loomis

International Herald Tribune, le 5 janvier 2000
Par George W. Loomis

Le retour au Bolchoï

Svetlanov dirige une interprétation sombre et puissante de «La Pskovitaine»

MOSCOW — Le Théâtre du Bolchoï a salué le retour du chef Evgeny Svetlanov avec une nouvelle production de “La Pskovitaine” de Rimski-Korsakov, l’opéra qui a marqué ses débuts dans ce théâtre en 1955. Il s’agit d’un événement prestigieux pour Vladimir Vassiliev, le directeur artistique du Bolchoï, qui a donné carte blanche au chef sur la quasi-totalité de la production. Il régnait dans le théâtre une effervescence qui apparaît uniquement lorsqu’un chef célèbre y fait une de ses rares apparitions ou son début.

Le retour de Svetlanov au Bolchoï, dont il a été le chef au début des années soixante mais où il n’a pas dirigé d’opéra depuis plus de dix ans, a marqué une parenthèse entre les nombreux engagements pris avec différents orchestres ces derniers temps. Toutefois cette décision n’a pas été sans conséquences. La déclaration de Svetlanov que son travail au Bolchoï s’inscrivait dans le cadre d’un congé sabbatique de sept mois vis-à-vis de l’Orchestre Symphonique d’Etat de Russie n’a pas tardé à susciter les protestations de l’orchestre, citant l’absence d’un chef et l’abandon d’engagements précieux à l’étranger. Les contestataires sont allés jusqu’à soumettre une pétition au ministre de la Culture, exigeant le remplacement de Svetlanov au poste de chef.

L’éviction de Svetlanov de l’orchestre qu’il dirige depuis 1965 sera certes difficile. Mais la polémique traduit les pressions exercées sur les personnalités du monde de la musique russe afin de favoriser les entrées en devises et d’obliger ceux-ci à se comporter en entrepreneurs. A l’âge de 71 ans, Svetlanov ne paraît guère enclin à adopter un tel comportement, préférant consacrer son énergie aux défis artistiques qui le séduisent. En tant que directeur artistique des orchestres de la La Haye et de Stockholm, ainsi que l’Orchestre Symphonique d’Etat, et compte tenu de ses nombreux engagements à Paris et à Londres, les opportunités sont nombreuses.

En tout cas, le bénéficiaire à court terme est clairement le Bolchoï. La troupe y atteint presque le sommet de ses très grandes capacités artistiques, produisant un opéra sobre, puissant et d’une portée très vaste. Les sonorités ténébreuses, allant jusqu’au plus profond de l’âme, produites par les cordes sous la baguette de Svetlanov, ainsi que le jeu extraordinairement puissant des cuivres, ont rendu inoubliables les longs passages orchestraux de cet opéra, y compris la chasse et la tempête, inspirées par Berlioz. Svetlanov a su créer une fondation rythmique vitale pour faire vivre cette oeuvre consacrée à Ivan le Terrible et à la clémence inhabituelle dont il fit preuve à l’égard de la ville de Pskov pendant sa campagne implacable pour l’unification de la Russie.

L’importance accordée par Rimski-Korsakov au réalisme dans “La Pskovitaine” l’a amené à éviter les arias classiques et les duos en faveur d’une structure plus unie ­ ce qui représente toujours un défi plus important pour un compositeur d’opéra. L’opéra contient des longueurs que même Svetlanov ne parvient pas à faire oublier. Mais la musique est dans l’ensemble sublime, et l’immense rassemblement de la foule à la fin du premier acte, où différents éléments de la population de Pskov réagissent à l’arrivée imminente d’Ivan, est particulièrement réussi grâce au magnifique chœur du Bolchoï.

“La Pskovitaine”, qui a été joué selon la seconde version révisée des années 1890, est parfois comparée défavorablement à “Boris Godounov” parce qu’Ivan est un personnage moins complexe sur le plan psychologique que le tsar de Moussorgski. Certes, le drame de Rimski n’offre pas les mêmes possibilités sur le plan de l’étude d’une personnalité.

L’Ivan de Rimski fait preuve d’une certaine tendresse, mais le principal défi du chanteur consiste à projeter une image puissante. Malheureusement, la basse de Vyacheslav Pochapski ne possédait pas la puissance vocale nécessaire pour y parvenir. En revanche, la joie radieuse de Maria Gavrilova en fit un excellent choix pour le rôle d’Olga, l’enfant illégitime du tsar et raison de sa clémence. Le ténor Pavel Kudryavchenko, dans le rôle de Tucha, son amant, possède une sonorité claire et puissante, et Leonid Zimnenko apporte une richesse sonore à l’autre principal rôle de basse, celui du Prince Tomakov, le gouverneur de la région qui a élevé Olga comme sa propre fille.

Joachim Sharoyev, le metteur en scène retenu par Svetlanov, a fait ses débuts au Bolchoï, campant l’opéra dans un décor d’un classicisme majestueux même à l’aune des conventions traditionnelles du Bolchoï. Pour tout spectateur familiarisé avec le style de production russe, l’opulence des décors et costumes conçus respectivement par Sergei Barkhine et Tatyana Barkhma, portent la marque distinctive du déjà vu, dès le lever du rideau sur une toile de fond évoquant la forteresse de Pskov au bord du fleuve. Dans un monde où le produit opératique devient de plus en plus homogène, il est peut-être réconfortant de savoir que le Bolchoï poursuit son propre chemin.

George W. Loomis, critique musical, réside à Moscou.