Biographie

Introduction

Il ne suffit pas de dire qu’il a été l’un des plus grands chefs d’orchestre de son temps : pour prendre toute la mesure de l’art d’Evgeny Svetlanov, il faut surtout avoir assisté à plusieurs de ses concerts, à la tête de « son » orchestre, le Symphonique d’Etat de Russie (ex-URSS), mais aussi au pupitre de formations aussi différentes que l’Orchestre Symphonique de la NHK et l’Orchestre National de France. L’avoir entendu sur le vif diriger les symphonies de Tchaïkovski, rendues à leur urgence bouleversante, mais aussi celles de Mahler, dont il se sentait si proche. Avoir assisté à une représentation du « Coq d’or » ou de « La Pskovitaine » de Rimski-Korsakov au Bolchoï ­ et que soit révélée la magie de l’opéra russe ! Redécouvrir, grâce à des enregistrements encore méconnus, un pianiste d’une force tellurique aux prises avec les Sonates de Medtner ou les « Moments musicaux » de Rachmaninov. Être réceptif à la sincérité du compositeur, « passeur » incorrigible d’une tradition russe qui aurait pu s’éteindre avec les Symphonies de Miaskovski. Enfin, avoir eu le privilège d’entendre ce musicien se livrer dans des conversations au rythme très lent où l’homme de culture s’effaçait parfois derrière le naïf désespéré.

Svetlanov, surtout, avait cette grâce et cette ferveur absolument démiurgiques qui habitent les rares géants de la direction d’orchestre. « Vous devez jouer comme si votre vie en dépendait », avait-il coutume de dire à ses musiciens. Il lui suffisait en effet de lever sa baguette pour que le son devienne matière, dense et profonde, quel que soit l’orchestre, et à chaque fois d’une singularité qui pouvait hypnotiser le public (la façon, toute personnelle, qu’il avait de disposer son orchestre ajoutait d’ailleurs à cette singularité). Souvent visionnaire, il savait rendre l’auditeur inquiet, et impatient d’en venir au dénouement, à la délivrance : combien de fois a-t-on senti le public retenir son souffle à chaque nouveau développement, à chaque reprise d’un thème, dans l’appréhension enthousiaste de la conclusion ? Qu’il s’agisse de Tchaïkovski, de Mahler ou de Scriabine, Svetlanov tenait du sorcier, ou du mage, dès lors qu’on approchait de la coda. Par la maîtrise totale du tempo juste et la cohésion infinie des pupitres, mais surtout par une amplitude dynamique inégalée, du pianissimo le plus diaphane jusqu’au fortissimo le plus assourdissant. Et alors : au point de la rupture sonore, sur un accord final et monumental, Svetlanov tendait encore ses bras vers les musiciens, l’un vers le bas, l’autre vers le haut, pour demander toujours plus de son, « comme si votre vie en dépendait  ». Et l’obtenait. Les salles, tétanisées par cette catharsis démesurée, par cette extase musicale, n’avaient plus qu’à exploser. Svetlanov, épuisé et joyeux, semblait vouloir prendre la salle dans ses bras, comme si c’était son dernier concert.